Pourquoi lancer des Assemblées Citoyennes ? – L’exemple de Poitiers
31 janvier 2022
💭 Thomas Simon, co-fondateur de Fréquence Commune, a mis en mots la vision de l'accompagnement des communes par Fréquence Commune en prenant le cas concret de la création de l'Assemblée Citoyenne et Populaire de Poitiers.
Comment dépasser les principaux écueils de la participation citoyenne ? Faut-il opposer représentation politique et démocratie ? Pourquoi le travail associé entre élu.e.s, habitant.e.s et services est-il aussi important dans la co-construction ? Quel est le résultat de cette Assemblée de Préfiguration à Poitiers ? Nous vous partageons notre regard sur cette expérience pleine d'enseignements.
De la mode de la participation citoyenne à la transformation démocratique
Les habitants, associations et mouvements sociaux dénoncent de plus en plus unanimement les limites du fonctionnement représentatif de la politique française. Les gilets jaunes ont même poussé les limites jusqu’à demander l’instauration d’une forme de démocratie directe avec le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC).
Pourtant, les revendications pour l’organisation d’un fonctionnement politique démocratique ne datent pas d’hier. Dès les années 1970, les Groupes d’Action Municipale depuis Grenoble ont cherché à se constituer dans des communes de France par des militants qui considéraient que les partis politiques ne fournissaient pas de réponse adaptée aux besoins sociaux du moment. Ils constituent une des premières expériences de démocratie participative à l’échelle locale.
De la même manière, en 1989 à Porto Alegre au Brésil, le Parti des Travailleurs fraîchement élu met en place le premier « budget participatif » dans le monde avec 30 % du budget d’investissement et de fonctionnement confié aux citoyennes et citoyens, organisés en assemblées dans les quartiers. Le « budget participatif » est alors conçu comme un système de détermination des priorités budgétaires de la ville qui délègue le pouvoir à toute une série d’assemblées régionales et thématiques. À Porto Alegre, ce bond démocratique contribue à populariser l’image du Parti des Travailleurs et à renforcer sa popularité, jusqu’aux élections présidentielles de 2002 où Lula est élu président.
Aujourd’hui, l’institutionnalisation et le détournement de la démocratie participative par certains professionnels de la politique à des fins de communication a décrédibilisé la notion auprès des citoyens. À force de participer à des réunions publiques sans réels enjeux autres que l’information ou la consultation, les habitants ont compris que la démocratie participative était régulièrement utilisée pour légitimer des décisions déjà prises en amont.
Faut-il opposer représentation politique et démocratie ?
Les lumières et les grands penseurs de la Révolution française ont porté deux visions de l’organisation politique du pays après la chute de la monarchie. Le clivage historique fut porté par Montesquieu et Rousseau. Montesquieu prônant l’organisation du système politique uniquement administré par des représentants, car le peuple ne saurait avoir un point de vue éclairé. Rousseau prônant pour un fonctionnement démocratique, la décision directe par et pour le peuple, qu’il opposait à la représentation, et donc à l’élection, système qu’il percevait comme oligarchique.
Deux siècles plus tard, afin de dépasser ce clivage, il apparaît fondamental de ne pas avoir une vision binaire en opposant la démocratie représentative à la démocratie exercée directement par le peuple. Loin des « tous pourris » ou du « tout le monde s’en fout », la transformation des institutions, tel qu’elles fonctionnent actuellement, par l’expérimentation des nouvelles formes d’organisations démocratiques radicales (qui modifie les fonctionnement à la racine des organisations), apparait comme un enjeu essentiel. Lorsque les élus portent sincèrement la volonté de partager le pouvoir, l’alliance des citoyens et des représentants comme « co-décisionnaires » de l’organisation de la Cité semble être l’un des chemins les plus féconds pour inventer une nouvelle manière de faire de la politique.
Heureusement, nous ne partons pas de zéro. Plusieurs expériences sont allé dans le sens de ce travail, associant les élus et les citoyens. Pour n’en citer que quelques-unes, le fonctionnement démocratique du village de Saillans de 2014 à 2020, la ville de Kingersheim depuis 1989, ou encore la ville de Barcelone en Espagne depuis l’élection en 2015 avec la plateforme municipaliste Barcelona en Comù. Toutes ces expériences appellent à l’humilité tant la tâche est complexe et à rebours de la culture politique, particulièrement en France. La démocratie demande du temps et des moyens, l’expérience nous le montre, mieux vaut faire peu mais bien.
L’exemple de Poitiers
Depuis l’élection de la liste citoyenne et participative Poitiers Collectifs en juin 2021, la ville de Poitiers s’inscrit dans une démarche ambitieuse de transformation démocratique. L’Assemblée Citoyenne inscrite dans le programme de la liste apparaît comme l’un des piliers de cette démocratie locale renouvelée. Tout l’enjeu est maintenant de réussir à organiser la décision dans cette tension féconde entre la représentation politique incarnée par le groupe d’élus et les citoyens, habitants et usagers de Poitiers.
Afin de prendre en compte la complexité de tous les enjeux soulevés par la création d’une telle Assemblée dans une ville de 89 000 habitants (chemin de décision, périmètre d’autorité, légitimité, place de l’administration, etc.), la création d’un groupe de préfiguration mixte – élus, agents et habitants en travail associé – est apparu comme la solution la plus efficace et la plus solide pour poser les bases du fonctionnement de ce qui adviendra être l’Assemblée Citoyenne et Populaire de Poitiers.
Transformer la démocratie locale : le travail associé
La démocratie locale repose sur un triptyque d’acteurs : les élus, les agents et les habitants-usagers.
Les élus désignés au suffrage universel direct détiennent légalement tous les pouvoirs de décision de la commune. Les agents sont la cheville ouvrière des politiques publiques de la ville : ils sont chargés de concevoir et mettre en œuvre ces politiques et les projets décidés par les élus. Ce sont souvent les « grands oubliés » de la démocratie participative alors que leurs compétences et connaissances du territoire sont particulièrement précieuses pour la décision publique. Les habitants et les usagers ne sont quant à eux quasiment jamais associés aux décisions politiques (seulement parfois informés ou consultés). Ils possèdent pourtant une expertise d’usage évidente, une capacité d’action qui peut démultiplier les moyens de la municipalité et une neutralité collective essentielle à la recherche de l’intérêt général, puisqu’ils n’ont pas d’enjeux directs de carrière politique ou de réélection.
L’équipe de Fréquence Commune défend l’idée que c’est l’alliance de ce triptyque d’acteurs dans la décision publique qui est le plus fécond et le plus efficace. Lorsque nous avons accompagné Poitiers nous avons donc proposé d’allier directement dans le groupe de préfiguration de l’Assemblée ces trois typologies d’acteurs, c’est ce que nous appelons « le travail associé ».
La principale difficulté du travail associé réside dans l’organisation d’un équilibre entre les parties prenantes pour que chacun puisse tenir son rôle, trouver sa place dans le fonctionnement du groupe tout en réussissant à exprimer ses préférences et désaccords. L’échange argumenté autour des divergences d’opinions en vue de trouver un accord sur une proposition commune est pour nous le ciment d’une décision solide et pérenne.
C’est là qu’entre en jeu notre cœur de métier : l’animation du travail collectif. Grâce à une préparation millimétrée des séances de travail, grâce à une facilitation cadrée et grâce à l’utilisation des outils d’intelligence collective et d’éducation populaire nous sommes parvenus à faire avancer le groupe d’élus, agents et habitants, pas à pas, pour faire « émerger les possibles » et, ensuite, converger vers un résultat opérationnel, un livrable, validé par l’ensemble des participants. C’est un travail de co-construction effectif entre élus, agents et habitants que nous vous avons animé avec le groupe de préfiguration de l’Assemblée Citoyenne de Poitiers.
Comment avons-nous organisé cette Assemblée de Préfiguration ? – Bande dessinée – Ondine Baudon
Zoom sur le tirage au sort sur le cadastre
Le tirage au sort se révèle être une véritable clé démocratique pour réunir une diversité de participants. Le simple appel à volontaire, même en cas de bonne communication dans les réseaux de la ville et les médias, ne réunit malheureusement très souvent que des participants déjà engagés dans la vie politique de la ville.
Seulement, les techniques habituelles de tirage au sort réalisées par les instituts de sondage se révèlent souvent très couteuses. Les chiffres du tirage au sort de la Convention Citoyenne pour le Climat, réalisé par l’institut de sondage Harris Interactive sont révélateurs : 282 000€ pour tirer au sort 150 personnes ! De plus, cette technique par appel téléphonique ne gomme que partiellement le risque d’entre-soi, les recherches sur le sujet le montrent, les personnes qui acceptent de participer suite à un appel téléphonique sont très souvent des personnes déjà politisées.
Inspirés par l’expérience de tirage au sort des conseils de territoires à Saint-Médard-en-Jalles, nous avons donc décidé de tenter quelque chose de nouveau en expérimentant avec l’équipe de Poitiers un tirage au sort sur les adresses référencées sur le cadastre. La législation RGPD de respect des données individuelles rend les bases de données exploitables pour faire du tirage au sort. Souvent, les élus qui ne souhaitent pas faire appel à des instituts de sondage utilisent les listes électorales. Cependant avec plus de 18% de personnes mal-inscrites en France, ces listes empêchent de toucher de nombreuses personnes: les jeunes étudiants qui souvent restent inscrits dans la commune de leurs parents, les personnes qui oublient de changer leur commune d’inscription lorsqu’ils déménagent, les mineurs, ou encore les étrangers qui n’ont pas la nationalité mais qui vivent pourtant dans la commune.
Le tirage au sort sur le cadastre permet de pallier en partie à ces problématiques. Couplé avec du porte-à-porte – à Poitiers, lorsque les adresses ont été tirées au sort, ce sont les élus et les agents, accompagnés par l’équipe de Fréquence Commune, qui sont allé voir une par une toutes les adresses tirées au sort – ce processus de mobilisation s’est révélé extrêmement efficace. En 3 soirées, avec 3 binômes, nous avons réussi à rencontrer 63 personnes dont 35 étaient intéressées pour participer. Habituellement, les recherches montrent que seulement 6% des personnes tirées au sort répondent positivement à la sollicitation, alors qu’avec le porte-à-porte, nous avons réussi à atteindre 28 % de réponses positives !
Les retours extrêmement positifs des participants et des personnes tirés au sort nous ont ému, tant élus, agents que membres de l’équipe de Fréquence Commune. Nous avons été surpris de leur profond intérêt pour la politique malgré le caractère abstrait de la démarche (« Bonjour, vous êtes tirés au sort pour réfléchir à la construction d’une Assemblée citoyenne, êtes-vous intéressés ? ») et de leur gratitude quant à la sincérité de vouloir les inclure dans les grandes décisions de la ville.
Après avoir effectué une pondération par âge, quartier, profession et genre, nous avons facilement réussi à trouver nos 10 tirés au sort. La suite du processus a révélé la richesse de leur participation de par leur diversité de points de vue et ce, malgré le fait qu’ils soient très éloignés, voir complètement déconnectés de la politique et du fonctionnement municipal.
Quel est le résultat de cette Assemblée de Préfiguration ?
Le résultat de l’Assemblée de Préfiguration est pour nous bluffant tant sur le fond que sur la forme. Ni les élus, qui réfléchissent au sujet depuis plus de trois ans, ni les agents en charge de la participation, ni nous accompagnateurs, qui avons travaillé avec de nombreuses équipes municipales, n’aurions été capables d’élaborer une solution aussi complète, opérationnelle et ambitieuse.
Nous avons aussi pu constater avec enthousiasme le développement du pouvoir d’agir des habitants qui ont participé à l’Assemblée de Préfiguration. Leur implication au fil des séances de travail a permis de développer un sentiment de légitimité dans un processus de décision politique en co-construction avec les élus et les agents. Cela a été d’autant plus porteur que l’émancipation individuelle et collective est l’un des fondements de notre engagement pour la transformation de la démocratie.
« C’est tombé à pic, j’avais envie de m’engager, je n’ai jamais voté, je ne mettais pas de sens dans la politique. J’ai vraiment vécu la démocratie, l’intelligence collective de manière concrète, et c’est impressionnant ! Merci beaucoup aux élus, vous êtes des gens normaux ! » Eléa, habitante tirée au sort.
« Il y a 1 an de ça je suis arrivé à Poitiers pour le travail et je me suis dit « qu’est–ce que je peux faire pour m’investir ? ». Je ne pensais pas vivre quelque chose d’aussi intense Ensemble, on est capable de monter un projet aussi complexe en peu de temps. » Benjamin, habitant volontaire.
« L’intelligence collective est indispensable pour qu’on puisse travailler collectivement. Ce week-end j’ai laissé ma petite fille âgée seulement de 10 jours car je suis très intéressée par cette Assemblée. » Véronique, tirée au sort.
« Merci d’avoir brisé le mur en béton armé que je m’étais fait par rapport à la politique. Je ressens que oui, j’ai quelque chose à dire. On peut faire bouger les choses, merci au hasard d’être venu toquer à ma porte. » Marine, habitante tirée au sort.
Pour Fréquence Commune, c’est l’accompagnement le plus abouti que nous ayons mené à ce jour. La sincère volonté des élus de Poitiers de transformer la manière de faire la politique est indéniablement ce qui a permis de commencer un grand changement démocratique à Poitiers. Sans volonté réelle et permanente des élus de transformer la démocratie, les processus participatifs sont bien souvent voués à l’échec. L’avènement des listes participatives de 2020 est, en ce sens, un vrai souffle démocratique qui permet ces expérimentations émancipatrices.
A Poitiers, des citoyens, élus et non élus, réunis en une Assemblée ouverte à tous vont être capables de prendre des décisions complexes sur des projets importants et structurants pour la ville.
L’Assemblée Citoyenne, composée de 100 personnes tirées au sort et de tous les volontaires qui le souhaitent, aura mandat pour co-construire le projet de son choix. Ce sont tous les citoyens, habitants, travaillant étudiant à Poitiers, sans condition d’âge ni de nationalité, qui pourront proposer des projets ou des politiques publiques d’ampleur pour la ville. C’est l’Assemblée ainsi composée qui choisira le sujet qu’elle souhaite travailler, lors d’une grande fête populaire et politique. Les citoyens, les élus et les agents seront directement associés dans un processus d’intelligence collective précis, jusqu’au vote du projet (sans modification possible, car l’Assemblée reste seule décisionnaire), par le Conseil Municipal ou jusqu’au déclenchement d’un Référendum local. À notre connaissance, c’est un processus de démocratie quasi-direct inédit en France et dans le monde, pour une commune de cette taille.
Cette expérimentation n’est-elle pas inspirante pour repenser complètement le fonctionnement politique actuel ?
Rendez-vous à l ‘automne 2022 pour le lancement de l’Assemblée Citoyenne et Populaire de Poitiers, pour ce qui s’annonce une séquence démocratique stimulante et un beau défi d’animation politique, pour vérifier la faisabilité de cette nouvelle manière d’organiser la décision publique, pour comprendre ses limites et surtout pour ce que ça change concrètement dans la vie des citoyennes et citoyens de Poitiers.
Nous vous partagerons très bientôt le document complet écrit par le groupe de préfiguration des « Principes de fonctionnement de la future Assemblée Citoyenne et Populaire de Poitiers » et une bande dessinée explicative du fonctionnement de l’assemblée. Suivez la newsletter de Fréquence Commune !
Un accompagnement réalisé par Tristan Rechid, Thomas Simon, Ondine Baudon et Myriam Bachir de Fréquence Commune et Armel Le Coz de Démocratie Ouverte.